À quoi ressembleront nos villes en 2050 ? C’est la question que nous avons posée à quatre experts dans leurs domaines – énergie, architecture, urbanisme, digitalisation. Ils abordent les contours de cette ville de demain : quel sera son visage urbanistique et énergétique, et de quelle manière l’habiterons-nous ?
Le visage de la ville en 2050
Deux notions reviennent inévitablement en matière de ville du futur, tous domaines confondus : durabilité et technologie. On évoque (et on espère) des villes où il fait bon vivre, des jardins et des espaces verts, des bâtiments capteurs de CO2 et des matériaux de construction recyclés, des productions d’énergies neutres en carbone et de la mobilité douce dans des smart « green » cities. Pas de grandes révolutions toutefois d’ici à trente ans, mais une continuité. Les technologies et les connaissances sont là. Il s’agit surtout de mettre les bouchées doubles pour atteindre une société neutre en carbone. Pour cela, l’interdisciplinarité, la mutualisation des ressources et des savoirs, ainsi que la démultiplication de projets pilotes novateurs sont des chemins à suivre.
La ville sera durable
LES ÉNERGIES
La convergence des réseaux. Avec son groupe de recherche, Massimiliano Capezzali s’intéresse aux énergies en milieu urbain. Ce professeur de physique et de polygénération (c’est-à-dire la généralisation de la cogénération, soit la production simultanée d’électricité et de chaleur) à la HEIG-VD à Yverdon mise sur la convergence des réseaux. « Dans la plupart des villes en Suisse, on a la chance d’avoir la présence de trois réseaux : électrique, chauffage à distance et gaz naturel. Je suis convaincu que les solutions passent par une utilisation de ces trois réseaux en synergie, en phase de transition en tout cas. »
Pour celui qui est également responsable du Pôle Energies à la HEIG-VD et de l’orientation en énergie et environnement du master HES-SO, la durabilité sera un réflexe, alors que les technologies, les réseaux et les flux travailleront de concert. « Dans le futur, les voitures dépendront des panneaux solaires sur les toits. Elles feront partie d’un système énergétique propre à chaque famille. J’imagine donc des approches systémiques, où on ne pensera plus en silo, mais en services. »
Gazéification et cogénération. Massimiliano Capezzali évoque une extension importante des réseaux de chauffage à distance, probablement alimentés par la géothermie (pour les plus grands) et par le bois (pour les plus petits). La gazéification du bois est également dans le viseur et dans une moindre mesure, le captage des rejets thermiques industriels. Les pics de froid seraient couverts par l’utilisation du gaz naturel, la cogénération (en remplacement des chaudières) fournirait de l’électricité, cogénération qui présente l’avantage de pouvoir alimenter les pompes à chaleur électriques.
Le biogaz. Le gaz injecté dans les réseaux sera d’origine renouvelable. Et nos paysans pourraient parfaitement répondre à une partie de la demande, si les oppositions à la construction de centrales de biogaz n’étaient pas si courantes, par peur notamment des émanations désagréables. Pourtant, Massimiliano Capezzali rappelle que « mauvaise odeur » rime avec « perte de méthane », un gaz à effet de serre qu’on évitera au maximum de relâcher dans l’atmosphère. Il reste convaincu que le biogaz produit à partir de déchets agricoles et de déjections animales est la manière la plus logique et durable de traiter et valoriser ces matières.
L’hydrogène. Autre avantage du biogaz : il pourra accompagner les productions d’hydrogène, un vecteur d’énergie que Massimiliano Capezzali voit circuler dans des réseaux de gaz réaffectés. Une des niches de l’hydrogène est la mobilité lourde. Le professeur cite l’Autriche et les Pays-Bas en exemple, deux pays qui affichent des ambitions fortes sur la question, avec des bus à hydrogène déjà en circulation et le projet d’augmenter cette flotte rapidement. Il ajoute que l’Europe planifie la construction de 12000 km de réseaux hydrogène d’ici à 2030. « L’hydrogène n’est plus abstrait, c’est la réalité ! ».
Quant à l’hydrogène et au dioxyde de carbone, ils pourraient bien faire bon ménage en matière de production de gaz naturel. En effet, le projet national auquel participe Massimiliano Capezzali ouvre des perspectives très intéressantes. « L’idée est de capturer le CO2 provenant des centrales d’épuration des eaux, des cimenteries ou des sorties d’usines d’incinération, avec l’idée de marier ces molécules avec celles d’hydrogène, ce qui donne des molécules de CH4, soit du gaz naturel, dans ce cas purement renouvelable. Le projet vise ainsi à répertorier les sources de CO2 disponibles en Suisse et à développer des démonstrateurs. »
LES BÂTIMENTS
La qualité constructive et l’impact de la construction sur l’environnement (isolation, concepts énergétiques, etc.) ont déjà fait du chemin et l’élan sera croissant selon l’architecte-urbaniste Ariane Widmer Pham. L’utilisation du bois et des matériaux locaux recyclés sera répandue, tout comme les circuits courts, la sobriété et le bon sens.
La directrice de l’Office de l’urbanisme de l’État de Genève espère également des bâtiments « capables de faire du bien à l’environnement en absorbant du CO2 ». La ville du futur offrira des environnements de qualité, au niveau des appartements (des pièces plus flexibles, moins déterminées dans leur fonction), des immeubles (espaces communautaires) ou des quartiers (jardins, parcs comme lieux d’appropriation et de rencontre). L’architecture idéale serait non spéculative et polie avec son environnement, en prenant en considération le lieu, la topographie, l’utilisation des matériaux ou encore la relation au voisinage. La solution pour atteindre les objectifs, selon elle ? Continuer à expérimenter pour ouvrir de nouveaux champs, démultiplier les projets pilotes et accélérer le rythme.
La ville sera dense… ou ne le sera pas
L’URBANISME
La densité est visée, mais ne fait pas l’unanimité. Ainsi, si l’architecte-urbaniste Ariane Widmer Pham y voit un moyen de raccourcir les distances et de freiner l’étalement urbain, son homologue Jérôme Chenal ne partage pas cet avis. « On va tous azimuts vers des villes compactes, alimentées énergétiquement par des grosses usines. On se dirige pourtant aujourd’hui vers des systèmes de production d’énergie décentralisés et autonomes. Dans cette optique, la théorie de densification ne fonctionne pas. ». Étaler les villes permettrait, selon le directeur du laboratoire de recherche CEAT (Communauté d’études pour l’aménagement du territoire/EPFL), non seulement de favoriser des productions agricoles en milieu urbain, mais également de lutter contre les îlots de chaleur, avec des espaces verts plus nombreux. « On se dirige vers une rupture et il faut absolument le prendre en compte politiquement, au risque d’aller droit dans le mur. » Mais si Jérôme Chenal ne défend pas l’hyperdensité, il ne prône pas non plus la faible densité. Il parle d’un optimum à trouver, différent de ville en ville. « Il dépend du contexte social, climatique et morphologique. Les solutions doivent être locales : on n’apporte pas les mêmes réponses urbanistiques à Lausanne ou à Genève. »
L’INDIVIDU
Spécialiste des questions de planification urbaine dans les villes africaines, l’architecte-urbaniste Jérôme Chenal rappelle que si, ici, on vise une société à 2000 watts, dans n’importe quel bidonville du monde on vit dans des sociétés à 200 watts. Et que si en Europe un grain de sable (inondations, pandémie, etc.) grippe les rouages, en Afrique, la vie continue. « On a beaucoup à apprendre en matière de faible consommation d’énergie et de résilience. Il ne s’agit pas de copier, mais plutôt de voir comment les solutions là-bas sont inscrites dans un groupe social, de se pencher sur les questions méthodologiques. ». Il évoque également la nécessité de sortir de la vision d’État providence, où la ville apporte les solutions à l’individu, et non l’inverse. Selon lui, la gestion urbaine dépend également des initiatives citoyennes. « On a perdu l’énergie des initiatives privées, car on perçoit la ville comme un domaine public. » Et d’illustrer ainsi cette idée. « Dans de nombreux pays africains, cela fait des années qu’on peut payer par SMS avec son vieux Nokia. Ici, on attend qu’Apple nous mette les moyens à disposition et nous explique comment faire. En Afrique, on détourne la technologie pour qu’elle se mette au service de la communauté ; ici on s’adapte à notre iPhone. »
La ville sera connectée
LA SMART « GREEN » CITY
Si la digitalisation constitue un facteur-clé de la transition vers une société durable, elle amène également d’importants défis. Pour Sébastien Fanti, avocat spécialisé en droit des technologies avancées, la smart « green » city doit simplifier les gestes durables et améliorer le quotidien de la population tout en préservant leur sphère privée, car « plus on a les moyens de contrôler la vie des citoyens, plus il faut être empathique. ». Ainsi, le préposé à la protection des données et à la transparence du canton du Valais espère une ville éco-responsable et non discriminante. Il évoque le droit à la connexion - en discussion actuellement pour être inscrite dans la Constitution valaisanne - droit d’autant plus important que les interactions avec les services étatiques ou les fournisseurs d’énergie, via des compteurs connectés, deviendront probablement instantanées. « Qu’on habite dans un quartier huppé ou non, tout le monde doit avoir accès à une connexion. La ville technologique ne doit pas accroître les inégalités. Si on n’y arrive pas, il existera des villes connectées pour les riches et des villes ordinaires pour les pauvres. ».
LES DONNÉES NUMÉRIQUES
Les informations collectées sont déjà nombreuses et renseignent sur les habitudes de la population, rappelle Sébastien Fanti. Y compris les mauvaises. « Au Conseil d’État (valaisan), on a discuté de l’introduction d’une carte écologique des bâtiments en termes de consommation énergétique et si cette carte devait être publiée ou non sur Internet. J’étais circonspect. Instaurer un score-éco pour un bâtiment est une chose, mais cibler les appartements en est une autre. Il serait alors possible de savoir qui a changé ses fenêtres (ou non), remplacé sa chaudière (ou non), installé des panneaux solaires (ou non) ou refait l’isolation de sa maison (ou non), des informations qui peuvent conduire à une stigmatisation et à un classement du bon ou du mauvais éco-citoyen. ».
Il s’inquiète également de l’enjeu important que représente le stockage des données numériques. « Elles doivent impérativement rester en Suisse. Si elles partent à l’étranger, il y a un risque de vol des données et de profiling de notre population. Les gens doivent vraiment comprendre ces enjeux. ». Mais ils sont complexes. Pour y voir plus clair, Sébastien Fanti prône un débat aussi essentiel qu’inexistant, pour le moment. « Il faut prendre nos responsabilités de citoyen. On ne peut pas toujours laisser faire et laisser dire. On fait confiance aux politiciens, mais certains ne sont pas conscients des enjeux, d’autres sont liés à des lobbies. Le citoyen doit savoir pourquoi quelqu’un censé le représenter défend d’autres intérêts, par exemple. Ça fait partie du débat qu’on doit absolument mener. Nous serons appelés à voter sur ces questions et il est très important qu’on s’y intéresse. Les garde-fous doivent être clairement posés. »
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