Faire des progrès en matière d’efficacité énergétique n’est pas toujours aussi bénéfique pour notre planète qu’on le pense. Ces progrès sont en effet parfois contrebalancés par une consommation énergétique importante au stade de la production (énergie grise), ou par une surconsommation des produits estampillés « écologiques », ce que l’on appelle l’effet rebond. Décryptage de ces phénomènes.
Les actions "écologiques" le sont-elles toujours ? Pas si sûr !
Les politiques actuelles visent à réduire notre consommation d’énergie et à limiter ainsi notre impact sur le climat. Pour cela, nous sommes incités à acquérir de nouveaux objets ou technologies moins énergivores : voitures électriques, appareils électroménagers de classe A+++, ampoules LED, etc. Mais est-ce toujours une bonne solution pour parvenir à la sobriété énergétique ? La question mérite réflexion.
L’énergie grise, la grande oubliée
Nos politiques se focalisent sur la consommation d’énergie « ici et maintenant », et oublient donc souvent de prendre en compte l’énergie grise. Mais de quoi s’agit-il ?
L’énergie grise, c’est l’énergie nécessaire à la fabrication, au transport et à l’élimination des produits. Nous oublions souvent qu’un objet consomme également une certaine quantité d’énergie en dehors de sa phase d’utilisation. En prenant en compte cela, nous pouvons nous demander s’il est donc véritablement pertinent de changer d’appareils pour économiser de l’énergie ? Tout dépend de l’objet évalué. Lorsqu’une ampoule à incandescence (de 60 watts) est remplacée par une ampoule LED, l’énergie grise est compensée en seulement 70 heures de fonctionnement. Quant à l’énergie grise des panneaux solaires produits en Asie et utilisés en Suisse, elle est compensée après 2 ans d’utilisation déjà. Pendant sa durée de service (minimum 30 ans), une installation photovoltaïque économise donc environ 14 fois sa propre énergie grise. Les vieilles voitures, quant à elles, sont souvent montrées du doigt pour leur consommation plus importante de carburant. Mais en prenant en compte l’énergie grise, est-il plus avantageux de garder le plus longtemps possible sa vieille voiture ou de s’en acheter une nouvelle, qui consomme moins ? La question est difficile à trancher, car réaliser le bilan carbone d’une voiture s’avère être une tâche ardue. Certaines estimations proposent le chiffre de 5 tonnes de CO2 pour la production d’une voiture, soit le quart des émissions du cycle de vie total d’un véhicule. On peut donc se demander s’il ne serait pas plus écologique de faire durer un peu plus les véhicules qui circulent déjà sur nos routes.
En plus de l’énergie grise, la fabrication de produits a également un impact au niveau de la pollution chimique : un certain nombre de produits chimiques sont en effet nécessaires à l’élaboration des produits, provoquant des rejets de substances toxiques qui ne peuvent être compensés, contrairement à l’énergie. La production de téléphones portables nécessite par exemple l’extraction d’un grand nombre de matériaux (terres rares, métaux, minerais). Ces matériaux sont souvent extraits à l’aide de substances chimiques, qui sont parfois rejetées directement dans l’environnement sans traitement, souillant les eaux et les sols alentours et impactant par conséquent la santé des populations locales. Il est ainsi essentiel de consommer moins pour limiter cette pollution.
L’effet rebond, quèsaco ?
L’effet rebond correspond à une annulation des gains environnementaux obtenus grâce à une amélioration de l’efficacité énergétique d’un produit. Cet effet rebond peut se manifester de différentes manières.
L’effet rebond direct consiste en une annulation des gains environnementaux par une hausse de l’utilisation de l’objet. Par exemple, une voiture consommant moins d’essence engendrera moins de frais d’essence, au risque d’être davantage utilisée par son propriétaire. Le papier recyclé peut également illustrer ce phénomène : ce type de papier produisant moins de pollution par feuille, les utilisateurs ont tendance à en consommer davantage, puisqu’ils considèrent que c’est un produit relativement écologique. Le raisonnement est le même pour les entreprises : les gains d’efficacité énergétique obtenus se traduisent par des économies qui peuvent alimenter les investissements pour augmenter la production. Ces investissements mènent à une augmentation de la consommation énergétique, sauf dans le cas où ils sont placés dans des processus permettant de réduire fortement les pollutions environnementales.
L’effet rebond peut également être indirect. Une maison bien isolée peut permettre de faire des économies en frais de chauffage, qui sont alors réinvesties dans l’achat d’une deuxième voiture, ou dans l’organisation d’un voyage à l’étranger en avion. Certaines technologies semblent également être très efficaces, mais cachent en fait une grande consommation d’énergie pour leur fonctionnement global. C’est par exemple le cas de l’éclairage intelligent dans les maisons individuelles, qui permet de réduire la consommation énergétique des appareils lumineux, mais nécessite d’autres appareils électroniques gourmands en énergie pour fonctionner, tels que des capteurs et des serveurs.
L’effet rebond peut prendre encore bien d’autres formes et le nombre de SUV sur nos routes en est un exemple intéressant : l’amélioration des rendements (baisse de la consommation d'énergie par 1'000 kg de poids du véhicule) permet aux constructeurs automobiles de proposer des voitures toujours plus grosses, tout en évitant une augmentation de la consommation de carburant. Résultat, près d’une voiture neuve sur deux vendue en Suisse est un SUV. Or si le poids à vide moyen des véhicules neufs vendus ces dernières années n’avait pas augmenté, les émissions de CO2 liées à la mobilité pourraient être bien plus basses aujourd’hui.
Dans un autre registre, Uber peut sembler être une bonne initiative pour le climat puisqu’elle évite à certaines personnes d’acheter une voiture. Cependant, une étude a prouvé que si les services d’Uber n’existaient pas dans les villes américaines, 49 à 61% des trajets effectués avec eux n’auraient pas lieu ou auraient été remplacés par le vélo, la marche à pied ou les transports publics.
Autant d’exemples qui montrent que l’efficacité énergétique n’est pas toujours synonyme d’économies d’énergie.
L’exemple parlant du télétravail
En cette période de crise sanitaire, le télétravail est plus que jamais sur le devant de la scène et la majorité des entreprises suisses y ont recours. Malgré tous les avantages que peut apporter le télétravail, il n’est pourtant pas toujours si écologique que ça, suivant les comportements qu’il engendre.
Par exemple, sachant qu’on lui offre la possibilité de travailler régulièrement depuis son domicile, un employé aura davantage tendance à accepter un emploi dans une entreprise localisée relativement loin de son lieu de résidence où il devra tout de même se rendre une ou plusieurs fois par semaine. Par ailleurs, s’il permet souvent de limiter les trajets domicile-travail, le télétravail mène souvent à une augmentation des trajets pour les loisirs, les employés ayant davantage de temps à disposition pour ce type d’activités. Ainsi, une étude réalisée en 2012 au Danemark a prouvé que le télétravail a permis de réduire les déplacements domicile-travail de 105 km par semaine, mais qu’il a occasionné des déplacements personnels de 77 km, qui contrecarrent en partie les kilomètres « économisés » grâce au télétravail.
Quelles solutions à ces contradictions ?
Autant l’énergie grise que l’effet rebond sont très peu étudiés, et sont négligés dans les analyses officielles de potentiel d’économie d’énergie. Or, ces deux aspects ont un impact majeur sur l’efficacité énergétique réelle d’un objet ou d’un comportement. Ils ont ainsi de graves conséquences sur les efforts mondiaux pour la transition énergétique et climatique. L’accroissement de l’efficacité énergétique, analysé individuellement, peut sembler être une solution efficace, mais celle-ci s’avère parfois contreproductive si on l’analyse de manière plus globale.
La prise en compte de l’énergie grise et de l’effet rebond permet de se rendre compte que l’efficacité énergétique seule ne suffit pas à réduire notre consommation énergétique. Tant que notre motivation à réduire notre consommation énergétique dépendra des potentielles économies financières (ensuite réinvesties dans d’autres produits / services énergivores), alors l’efficacité énergétique ne portera pas ses fruits.
Mais comment réussir à contrer ces effets destructeurs afin de parvenir à véritablement limiter notre consommation de ressources ? La sobriété est-elle la clé ? La décroissance la solution ? Le débat est ouvert !
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