En hiver, la Suisse n’est pas « électriquement » autonome. Notre production indigène ne suffit pas à couvrir nos besoins, alors nous en importons des pays voisins. En parallèle, la nécessaire transition énergétique, et plus récemment l’éclatement du conflit en Ukraine ont bousculé les choses. La Suisse vise alors plus d’indépendance énergétique et mise sur sa force hydraulique et son potentiel solaire. Mais elle oublie peut-être – et nous aussi – que l’efficience et la sobriété sont également de puissants leviers.
Approvisionnement électrique hivernal
En matière d'approvisionnement électrique durant les mois d’hiver, la Suisse compte fortement sur les excédents de production de ses voisins, France et Allemagne en tête. Or, chacun vise la sortie des énergies fossiles, dans un contexte géopolitique tendu. « La Suisse et les pays européens sont en train de considérablement développer leur production d’électricité provenant des énergies renouvelables et d’arrêter en contrepartie les centrales au charbon et les centrales nucléaires. Cela se répercute également sur les flux d’électricité dans le réseau électrique européen et donc sur la sécurité du réseau et la sécurité de l’approvisionnement de la Suisse » mentionne un rapport de l’OFEN publié en octobre 2021. Ainsi, l’Allemagne (pour ne citer qu’elle) tente de s’affranchir du gaz venu de Russie en prolongeant le fonctionnement de certaines centrales nucléaires jusqu’au 15 avril 2023 (au lieu de fin 2022). Elle vient par ailleurs de signer un accord avec le Qatar pour un approvisionnement en gaz naturel liquéfié (GNL) pour les 15 prochaines années.
L’Europe est « sous pression énergétique ». La Suisse également. Intégrée au réseau électrique européen et au marché international, les prix dans notre pays sont étroitement liés à ceux pratiqués à l’extérieur de nos frontières.
En quoi les perturbations sur le marché du gaz nous impactent-t-elles ?
La Suisse ne possède pas de gisement de gaz et en importe pour produire de la chaleur. En 2021, près de 60% des bâtiments à usage d’habitation sont chauffés au mazout et au gaz. Nous en consommons également indirectement pour nos besoins électriques, puisque l’Allemagne, par exemple, a recours à des centrales à gaz pour produire de l’électricité. À ce sujet, l’Université de Genève (UNIGE) vient de mettre en ligne la plateforme horocarbon, qui permet de suivre la composition et les variations du mix électrique suisse. Alimenté par des données de production suisses et étrangères, ce compteur virtuel s’adresse autant à la population qu’aux scientifiques et à la sphère politique. Voilà ce que l’UNIGE publiait fin 2022 dans un communiqué. « Le 6 décembre 2022 à minuit, le compteur horocarbon indiquait que le mix électrique suisse se composait de près de 50% d’électricité importée. Cette énergie provenait à 65% d’Allemagne, à 17% d’Autriche et à 18% d’Italie. La majeure partie (49%) de l’électricité consommée était produite par le gaz. »
De l’eau et du soleil pour la Suisse
Avec ses 220 barrages, la Suisse possède la plus forte densité de tels ouvrages au monde. En outre, 682 centrales hydrauliques produisent environ deux tiers de l’électricité du pays. Elles sont, comme toutes les énergies renouvelables, sujettes aux variations météorologiques. Pour viser plus d’autonomie, notre pays a ainsi prévu d’augmenter massivement sa production renouvelable (hydraulique, solaire, éolien, etc.). Dans le cadre du développement solaire, les Chambres fédérales ont adopté fin septembre 2022 des mesures visant à faciliter la création de grandes installations photovoltaïques dans les Alpes. Le canton du Valais a sauté sur l’occasion et adopté les mesures visant à appliquer sur son territoire ces nouvelles dispositions fédérales. Le parlement valaisan vient d’accepter (en février 2023), en une seule lecture, un décret qui facilitera le déploiement de grandes installations solaires en milieu alpin, non sans amener de légitimes préoccupations, comme le souligne le journal Le Temps. « Afin d’accélérer le processus d’autorisation pour ces champs solaires alpins, l’exécutif valaisan pourra désormais statuer seul sur les dossiers, sans passer par la commission cantonale des constructions, qui octroie d’habitude les permis de construire situés hors zones à bâtir. L’effet suspensif en cas de recours sera par ailleurs levé, ce qui fait que ces projets ne seront pas bloqués en cas de contestation devant les tribunaux. » Une rapide décision qui fait grincer les dents, puisqu’elle ouvre une voie royale à certains gros projets, prévus notamment dans les montagnes valaisannes, - en dépit de leurs impacts potentiellement néfastes sur le paysage et la nature. Pro Natura et les Vert.e.s Valais exigeant un débat cantonal sur ces grandes installations dans les espaces alpins sauvages, ils ont annoncé un référendum. À noter que, dans ce contexte, les installations solaires flottantes sur des surfaces artificielles étaient déjà favorisées par l’ordonnance sur l’aménagement du territoire de juillet 2022 ainsi que par la plupart des ONG. Elles permettraient en effet de mutualiser les infrastructures existantes, tout en présentant un apport de production substantiel.
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« Si on cherche à remplacer l’atome, c’est simple : visons l’efficience »
Selon l’ingénieur Arnaud Zufferey, la question de notre approvisionnement hivernal pourrait être largement résolue si nous visions « simplement » l’efficience et la sobriété. Il évoque également l’énorme potentiel des éoliennes et du solaire sur nos toits et façades. Un peu de bon sens au milieu de l’urgence.
Arnaud Zufferey, vous êtes ingénieur en informatique et avez travaillé durant de nombreuses années dans le domaine de l’énergie, notamment au service cantonal en Valais. Il y a deux ans, vous avez décidé de lancer le bureau Olika, pourquoi ?
J’ai un profil hybride qui n’entrait ni dans la case des services informatiques, ni dans celle des services de transition énergétique. Mon rôle n’était pas toujours bien compris, voire marginalisé. Alors j’ai décidé de capitaliser sur ce que je voyais plus comme une force qu’une faiblesse et je me suis lancé à mon compte.
Vous travaillez notamment avec la science des données. Auriez-vous un exemple concret de leur apport dans le monde de l’énergie ?
Dans mon travail, je combine effectivement les approches à la fois énergétiques et informatiques, en m’appuyant sur la data science, qui se situe au carrefour de l’énergie, de l’informatique, des statistiques et des maths. J’ai par exemple travaillé sur l’électrification d’un parc de bus et de camions. En utilisant les données de parcours, j’ai constaté une circulation très inégale : beaucoup de véhicules faisaient très peu de kilomètres et très peu en faisaient beaucoup. Mon client a donc pu prendre conscience de ces différences et planifier l’électrification de sa flotte en fonction.
Mais quand je dis que je fais de la data science pour l’énergie, beaucoup ne comprennent pas vraiment, même si la plupart saisit les avantages qui en découlent. Alors je parle plutôt d’analyses d’un parc automobile, mais pas de data science. Je dois dire que certains distributeurs d’énergie ont par ailleurs compris les enjeux et les bénéfices, comme Romande Energie qui a internalisé quelques profils du genre. Mais ça reste la minorité.
Vous utilisez volontiers le terme « Winterstrom » pour communiquer sur la question de nos importations électriques hivernales. Pourquoi ?
En 2019, l’OFEN a publié une étude qui s’appelait « Winterstrom Schweiz » et qui n’a jamais été traduite en français, alors qu’elle posait les bases de décisions prises aujourd’hui. Alors j’utilise ce mot avec ironie, parce que les décisions se prennent en Suisse allemande et les études sont souvent publiées en allemand, même lorsqu’il s’agit de thématiques importantes, comme l’adaptation de l’ordonnance sur l’énergie (OEne). Si vous n’êtes pas parfaitement bilingue, vous ne pouvez pas prendre position sur une base légale qui va dicter l’installation du solaire dans nos montagnes par exemple. Je pense aux projets comme Gondosolar ou Grengiols. Au niveau fédéral, on ouvre la voie à ces méga projets solaires en milieu alpin et au niveau cantonal, la loi a été votée en une seule session, sans référendum et elle est entrée en force. Du jamais vu ! Pour installer d’énormes centrales solaires alpines au sol, on sacrifie ainsi l’aménagement du territoire, la nature et le paysage, mais aussi l’agriculture et le tourisme. La guerre en Ukraine a éclaté et on a pris des décisions dans la précipitation, sans procéder à des analyses et sans ouvrir de discussions sur le sujet. On fait du patchwork dans l’urgence.
Pourtant, installer des centrales photovoltaïques en altitude est une excellente idée, puisque les panneaux en haute montagne produisent plus d’énergie en hiver que ceux installés en plaine. Alors comment concilier production d’énergie hivernale et préservation de la nature ?
Techniquement, le projet du Lac des Toules est aussi du solaire alpin, mais son impact sur la nature et le paysage est très limité. C’est une installation pionnière et extrêmement bien réalisée, sans oppositions et avec un très faible impact sur le paysage et la nature. C’est l’art de bien faire et de bien réfléchir. Toutefois, l’adaptation de l’adaptation de l’ordonnance sur l’énergie dont je parlais plus haut semble avoir été pensée non seulement pour favoriser les projets de très grandes installations solaires dans les alpages, mais également pour exclure les autres des mécanismes de facilitation d’autorisation.
L’OFEN mentionne qu’en recouvrant de panneaux photovoltaïques nos toits et nos façades, nous pourrions produire 67 TWh/an. Vous ajoutez que c’est plus de trois fois ce dont nous avons besoin pour remplacer les centrales nucléaires.
Il y a effectivement les toitures et les façades des bâtiments, mais aussi les infrastructures comme les parois anti-bruit des autoroutes, les lacs artificiels, les cultures (agrivoltaïque) ou encore les décharges. Et il faut préciser que les estimations de l’OFEN ont été calculées avec d’anciens panneaux solaires, avec un rendement d’environ 17%, alors qu’aujourd’hui il grimpe à 20-22%. C’est donc une estimation minimale ; nous pourrions arriver à 80 TWh, de quoi largement couvrir notre consommation d'électricité (58,1 térawattheures en 2023, chiffres OFEN).
Vous évoquez également une alternative au « Winterstrom », c’est l’efficience énergétique. Expliquez-nous ?
Dans un rapport, là encore non traduit en français, l’OFEN parle de 25 à 40% d’énergie gaspillée en Suisse. Le document mentionne que si on utilisait tout le potentiel, on atteindrait 14 à 23 TWh, soit plus que le nucléaire qui fournit 19 TWh. Alors si on cherche à remplacer l’atome, c’est extrêmement simple : renforçons l’efficacité. Il y a un autre levier qui est la sobriété, avec des choses simples à faire, comme éteindre les enseignes et les vitrines ou encore couper certains systèmes. Mais ce message pourtant simple n’est ni entendu, ni compris. Je n’ai d’ailleurs trouvé aucun rapport en Suisse sur cette question essentielle qui touche au bon sens. Je pense à une autre source que sont les éoliennes et qui permettraient également de soutenir notre approvisionnement hivernal ; elles ont un énorme potentiel de production hivernale. Pourquoi en parle-t-on si peu ?
Quelle(s) question(s) se poser pour faire avancer les choses ?
Nous avons les mêmes leviers à tous les niveaux : sobriété, efficacité et renouvelable. Ces trois aspects, pris dans cet ordre, donnent toujours un fil cohérent aux réflexions et aux actions. Malheureusement, on prend les choses à l’envers, ce qui n’est pas soutenable et ne permet pas de résoudre la crise énergétique et climatique.
C’est quoi la morale de l’histoire ?
J’ai la sensation que depuis une vingtaine d’années, les choses s’étaient figées et que le conflit en Ukraine est venu tout bouleverser. Tout est remis en question et les accords de collaboration entre les pays sont tendus. Je me questionne beaucoup, non pas pour cet hiver, mais pour les dix prochains. Et ce n’est pas avec quelques grosses installations solaires alpines qu’on va résoudre la question de notre approvisionnement et de notre transition énergétique. Nous n’avons pas encore posé les bases fondamentales d’un débat sain et constructif. Nous avons pourtant toutes les pièces du puzzle, mais restons cloisonnés, par service, par département, chacun entreprenant des actions de son côté et sans personne au sommet pour dégager des pistes claires et des stratégies cohérentes. Et puis on confond vitesse et précipitation. Sous prétexte de devoir accélérer, on fait les choses un peu n’importe comment.
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