La transition n’est pas seulement une question de nouvelles filières énergétiques à développer. Pour la concrétiser, il est urgent de (re)créer des emplois et savoir-faire permettant de vivre décemment dans un paradigme qui n’est plus dopé au pétrole et au gaz. L’ingénieur et entrepreneur Marc Muller nous explique comment opérer ce tournant décisif et à quoi pourrait ressembler notre société d’ici quelques années.
« L’ère post-pétrolière se profile, et il va falloir réapprendre à faire sans le joker des hydrocarbures »
Dans l’histoire de l’humanité, le fait de disposer d’une énergie abondante à bas coût – le pétrole et le gaz – ne représente qu’une minuscule fenêtre temporelle. Seulement, dans notre conception des choses, nous avons tendance à prendre cette période et ses avantages comme acquis. Les faits et les données nous ramènent cependant à la réalité, et de manière plutôt brutale. Dans à peine huit ans, en 2030, selon de nombreux rapports, la demande en pétrole devrait dépasser l’offre de 25%. Un point de rupture qui nous précipitera dans un contexte de pénurie énergétique, de troubles économiques et de déséquilibres sociaux. Pour l’éviter, ou du moins pour amortir le choc, il est urgent de former des professionnels compétents dans des domaines clés, et cela dans des proportions massives. On fait le point avec Marc Muller, ingénieur spécialisé dans la transition énergétique.
Questions d’énergie : avant de nous intéresser aux nouveaux métiers sur lesquels repose la transition énergétique, parlez-nous de l’urgence du contexte actuel.
Marc Muller : Nous sommes en réalité sur la courbe descendante de l’ère pétrolière, dont le pic se situait aux alentours de 2005. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a bientôt plus de pétrole, mais qu’il devient de plus en plus couteux financièrement et énergétiquement parlant d’aller le chercher. En 2030, les estimations indiquent que la demande sera supérieure de 25% à l’offre. Du jamais vu dans notre histoire récente. Les effets commencent déjà à se faire ressentir ici et maintenant, avec une facture de chauffage multipliée par cinq dans certaines régions de la Suisse. On sait ainsi qu’il ne sera pas possible pour tout le monde de payer ses factures et de se chauffer cet hiver. Et cela indépendamment des pressions exercées sur le marché par le conflit en Ukraine.
Comment qualifier notre dépendance aux hydrocarbures et quels impacts l’ère post-pétrolière aura-t-elle sur nos vies ?
L’impact est énorme. Il faut réaliser une chose fondamentale, le pétrole, et les hydrocarbures, agissent comme une sorte de joker économique. Dans le contexte que nous connaissons, et que nous avons pris pour acquis, tout est facile et peu cher. Se déplacer, transformer la matière, consommer des biens ou encore chauffer son logement, tout cela repose sur le pétrole qui, en coulisses, accomplit en fait le travail de très nombreuses filières et personnes. Sans pétrole, tout ce travail ne pourra pas être simplement remplacé par d’autres énergies. Prenons le secteur de la construction comme exemple. Il ne suffira plus de simplement remplacer sa vieille chaudière par une neuve, mais il va falloir rénover le bâtiment, refaire son isolation, installer des panneaux photovoltaïques et/ou thermiques, voire des pompes à chaleur, et entretenir le tout. Des tâches qui nécessitent des savoir-faire et des professionnels compétents qui, aujourd’hui, ne sont de loin pas disponibles en nombre suffisant.
La transition énergétique repose donc aussi et surtout sur de nouveaux métiers qui n’existent pas encore, ou qui ne sont pas exercés par suffisamment de personnes ?
Exactement. Rien que dans le domaine du bâtiment, l’ère post-pétrolière implique de disposer de 200 fois plus de main d’œuvre qu’aujourd’hui pour assainir un bâtiment. C’est un secteur clé dans lequel nous avons malheureusement pris un énorme retard, en ne faisant quasiment rien depuis la construction du parc bâti que nous habitons, construit majoritairement dans les années 1970. Mais les besoins s’avèrent également massifs dans les autres secteurs d’activité, comme l’agriculture par exemple. Une filière qui, comme l’ensemble de notre système mondialisé, fonctionne sous perfusion des hydrocarbures. Le déséquilibre provoqué dans notre production alimentaire est clair : il faut sept calories de pétrole pour produire une calorie mangeable. Là aussi, il est urgent de pouvoir retrouver des bonnes pratiques et des savoir-faire basés sur la connaissance du sol, les boucles fermées des engrais ou encore l’agroforesterie.
Pour faire le point, quelles familles de métiers pouvons-nous identifier comme étant nécessaires au succès de la transition énergétique ?
Comme mentionné, le secteur de la construction est central, avec notamment un besoin important concernant la fabrication des matériaux. Il faut réapprendre à produire des matériaux en utilisant des ressources locales et renouvelables telles que le bois par exemple. La production de l’énergie est tout aussi essentielle, avec un paradigme de production décentralisée. Panneaux solaires photovoltaïques et thermiques, mobilité électrique, bornes de recharge, pompes à chaleur, réseaux de chauffage à distance, toutes ces infrastructures doivent être étendues massivement, ce qui nécessite de très nombreux professionnels disponibles et formés dans ces domaines. Enfin, l’agriculture a besoin de main-d’œuvre, et surtout d’une refonte complète de son positionnement.
En outre, pour substituer les transports au long court, il s’agira aussi de rouvrir des mines en Europe, de fabriquer nos habits, etc.
Autant de métiers pratiques qui, pour certains, ne figurent clairement pas dans les préférences des jeunes aujourd’hui…
C’est vrai. Et c’est bien dommage. Après l’école obligatoire, le parcours classique consiste en effet pour la majorité à se diriger vers le Gymnase, puis à faire des études dans des filières liées au secteur tertiaire. Mails ne faut pas se leurrer, le monde de demain nécessite de savoir faire des choses pratiques et concrètes. Construire des maisons intelligemment, les isoler puis les entretenir, produire de l’énergie de manière décentralisée, cultiver notre sol différemment. Ce n’est pas en étudiant jusqu’à 25 ans dans le cocon académique que nous parviendrons à opérer notre transition énergétique.
Une société ne peut pas vivre avec 30% de cols blancs. Cela a été possible puisque la production de nos biens de consommation a été délocalisée à grands coûts énergétiques et climatiques. Ramener cette production en Europe et réussir notre transition signifie également retourner à des taux d’universitaires aux alentours de 10% probablement.
En même temps, les besoins technologiques liés à la transition sont importants, ce qui demande une force de travail décisive dans la recherche et le développement.
Oui. Mais cela n’annule en rien les besoins dans les filières pratiques, accessibles notamment via l’apprentissage. En Suisse, les estimations indiquent que pour réussir la transition énergétique sans trop léser notre société, il nous faudrait disposer de plus d’un million de professionnels opérationnels à 100% durant les 30 prochaines années dans les métiers dont nous venons de parler. En parallèle, il s’agira de monter le niveau de compétences des filières d'apprentissage car les métiers de la transition demandent beaucoup de connaissances.
Concernant les nouvelles technologies à développer, comment imaginer le monde de demain ? On nous vend souvent deux visions qui semblent parfois opposées, entre un monde plus simple, basé sur le bon sens et le retour à un style de vie un peu plus austère, et un monde hyper technologique, dans lequel l’innovation nous sauvera. Quel est votre sentiment ?
C’est simple, nous aurons besoin des deux. Concernant les technologies, il est essentiel de pouvoir les pousser et les étendre au maximum. Il nous faut du photovoltaïque hyper efficient partout, même en façade. Il nous faut une mobilité décarbonée, électrique et tendant plus vers un partage des infrastructures, donc une mobilité majoritairement publique, et non plus individuelle. Et en même temps, dans cette société technologiquement très efficiente, il nous faudra vivre simplement. Fini les vols low-cost tous les weekends par exemple. Sans hydrocarbures, un certain retour en arrière, dans le sens d’un ré-apprentissage des modes de production et de consommation plus locaux, est nécessaire.
Pour revenir sur la question des métiers de la transition, comment motiver les jeunes à s’orienter davantage dans des domaines qui, pour certains, sont aussi plus éprouvants, voire plus pénibles, que les métiers de services ?
Nous vivons dans une forme de déni professionnel en imaginant que l’effort physique et la pénibilité au travail pourraient avoir disparu. Or, les métiers de la transition nécessiteront plus de travail manuel. Il faut prendre conscience que pour nous passer du pétrole il faudra accélérer des secteurs pratiques qui sont rudes physiquement. Il n’est pas impossible que face à la pénurie de main-d’œuvre, demain, le maçon gagnera peut-être plus que l’avocat. C’est déjà le cas aujourd’hui dans plusieurs métiers de la construction, où les salaires mensuels peuvent avoisiner les 7000 francs, voire davantage. Dans les métiers de services, tous ne gagnent pas autant.
Encore un mot sur le volet énergétique. Alors que les producteurs mondiaux de pétrole ne peuvent pas augmenter la cadence, le nucléaire revient sur le devant de la scène. Sans pétrole, mais en réactivant la filière de l’atome, est-on toujours confronté aux mêmes défis et risques que vous mentionnez ?
Bien sûr. Le nucléaire pose toujours les mêmes problèmes de sécurité, notamment concernant les déchets. Mais également concernant la demande énergétique. Le nucléaire n’a de loin pas la capacité de remplacer les hydrocarbures. Pour ce faire, il nous faudrait, je crois, quelque chose comme 22’000 centrales en fonction dans le monde.
En France, la détresse énergétique est considérable car ils ne disposent pas des branches professionnelles permettant de réussir la transition de façon décentralisée. Ils sont lents en solaire et en efficacité énergétique. Dans ce contexte, le gouvernement - face au mur - relance la filière nucléaire, ça se comprend. Et on parle de construire six centrales de grande puissance. Outre les problèmes d’approvisionnement en uranium, il faut aussi savoir que la relance d’une centrale prend énormément de temps, en s’étalant sur 20 ans. On verra leur capacité à remonter la pente, mais ce sera long.
Dans ce sens, et si on en accepte les risques, le nucléaire pourrait plutôt être vu comme un amortisseur de décroissance - la formule n’est pas de moi - ! Cela permettra à certains pays de ne pas sombrer dans l’effondrement du système économique et de ralentir le rythme avec plus de contrôle.
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