L’année 2022 a marqué un tournant dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) avec l’arrivée de ChatGPT et la prise de conscience collective de son potentiel. Plus besoin d’être un geek, la technologie est désormais accessible à tout un chacun. En 2024, l’IA surprend toujours avec la remise du prix Nobel de chimie à un non-chimiste. Demis Hassabis, PDG de DeepMind, une filiale de Google, est co-lauréat du prix pour le développement d'AlphaFold, un modèle d'IA, qui résout un problème vieux de 50 ans : prédire la structure 3D des protéines. Cette avancée a des implications significatives pour la recherche biomédicale et le développement de médicaments. Dans le domaine de la santé, l’IA a donc déjà été récompensée au plus haut niveau. Ces perspectives sont-elles aussi prometteuses dans le domaine de l’énergie ? Quels rôles pour l’IA dans la transition énergétique ?
Pourquoi l’IA sera incontournable dans le monde de l’énergie
L'essentiel en 3 points :
Complexité
Je pourrais vous parler de l’empreinte énergétique ou CO2 de l’IA. Des choix discutables des géants de la tech, avec l’achat d’énergie nucléaire, voire de centrales, pour alimenter ses besoins énergivores. Mais ce n’est pas le sujet de cet article, ici je préfère vous parler de ses potentiels, de ses promesses et de son innovation face à une transition énergétique toujours plus complexe. Complexe, c’est le mot. Les sources de production d’énergie renouvelable, inhérentes à cette transition, ont des modes de fonctionnement radicalement différents des sources d’énergie traditionnelles. En particulier, elles sont décentralisées, intermittentes, et dépendantes des conditions météo. De plus, nos besoins électriques ne cessent de croître, avec l’électrification de notre mobilité ou de nos chauffages. On doit donc répondre à nos besoins actuels, tout en anticipant une hausse de ces besoins. Face à cette complexité, la première grande promesse de l’IA est peut-être d’offrir un vent de fraîcheur.
Système énergétique
Dans le monde de l’énergie, le réseau électrique a toujours été l’épine dorsale des systèmes énergétiques. Ces systèmes ne sont rien d’autres que des ensembles de composants permettant de produire, transmettre, stocker et distribuer de l’énergie. Tout est interdépendant. Cette position centrale du réseau provient de la nature centralisée des systèmes traditionnels, où l’énergie est produite dans de grandes centrales et distribuée aux consommateurs via le réseau. Le stockage étant resté longtemps inaccessible, la flexibilité de certaines centrales et un réseau dimensionné pour répondre aux pics de consommation permettaient de maintenir l’équilibre. Avec la transition énergétique, les systèmes deviennent de plus en plus décentralisés, ce qui renforce l’interdépendance. Désormais, une partie de l’énergie est directement autoconsommée localement, et le stockage est devenu accessible. Les consommations évoluent aussi, influencées par des choix individuels en matière de chauffage et de mobilité. Ces changements modifient en profondeur le rôle du réseau électrique, qui évolue d’un rôle de transporteur d’électricité vers un rôle de facilitateur dynamique de flux bidirectionnels. Il doit désormais assurer stabilité et flexibilité dans un environnement où chaque point du réseau peut être producteur et consommateur. Comme le rôle du réseau évolue, ses besoins et ses règles changent avec lui.
Cuivre VS Intelligence
Fin 2022, une étude commandée par l’Office Fédérale de l’Energie (OFEN) a souligné que l’intégration massive des énergies renouvelables en Suisse nécessite une forte expansion des réseaux de distribution. L’étude prévoit des investissements de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards de francs suisses, variant quelque peu selon le scénario considéré. Bien que le coût global des investissements nécessaires pour maintenir et faire évoluer le réseau sera de toute évidence élevé, c’est la nature de ces dépenses qui pose question. Aujourd’hui, on parle encore beaucoup d’investissements dans le cuivre, dans le but de renforcer les lignes du réseau actuel et permettre la bidirectionnalité. Cette adaptation doit permettre aux producteurs décentralisés de pouvoir injecter leur excédent de production solaire non consommée localement. Le hic ? En général, lorsqu’il y a de fortes injections de production solaire sur le réseau, les prix deviennent négatifs sur le marché spot de l’électricité, et cette tendance ne cesse de s’accentuer. Résultat, on paie deux fois, d’abord pour le cuivre, puis pour éliminer l’électricité que personne ne consomme. Et si on détrônait le cuivre, au profit des systèmes intelligents ?
Un nouveau paradigme
La transition énergétique implique un changement de paradigme. Elle représente un bouleversement fondamental de nos systèmes énergétiques dans la manière de produire, consommer et gérer l’énergie. Les règles d’hier ne s’appliqueront plus demain. Bien sûr, calculer en temps réel les besoins et l’évolution de la consommation pour tout un chacun, selon sa capacité à installer des panneaux solaires, une batterie, un véhicule électrique, une pompe à chaleur, ou encore à réaliser des travaux d’isolation, est une tâche ardue. Et cela devient encore plus complexe en tenant compte des interconnexions entre voisins. Soyons honnêtes, ce processus est bien trop complexe et requiert aujourd’hui de multiples hypothèses qui finalement limitent la pertinence des résultats. C’est ici que l’IA tient la promesse d’un nouveau réseau.
On est en route
On peut en rêver, en particulier en se souvenant de l’arrivée fracassante de l’IA dans le monde de la santé et de la vitesse à laquelle elle a résolu des problèmes complexes, ceux-là mêmes qui lui valent aujourd’hui le prix Nobel. Quand on parle d’IA, il est important de comprendre qu’un modèle d’IA n’apprend pas tout, tout seul. Pour apprendre et résoudre ensuite des problèmes, l’IA a besoin de données. La qualité et la quantité de ces données sont cruciales pour la fiabilité des résultats qu’elle fournit. Dans le monde de l’énergie, les données ont longtemps été une tare. Pour diverses raisons, peut-être parce que l’énergie a longtemps semblé peu précieuse. Mais la crise énergétique est passée par là et les choses ont changé. En Suisse, l'ordonnance sur l'approvisionnement en électricité (OApEl) impose aux GRD de remplacer au moins 80% de leurs compteurs traditionnels par des compteurs intelligents d'ici fin 2027. Ceux-ci monitorent avec précision les consommations de chaque consommateur. Il y a également les bornes de recharge pour véhicules électriques qui se généralisent, et toutes celles installées sur les voies publiques sont monitorées. C’est-à-dire que l’on sait quand elles sont occupées et quelle quantité d’énergie est soutirée. Globalement dans le jargon, on parle de réseaux intelligents (Smart Grids) et systèmes de mesure intelligents (Smart Metering). Il est admis que ces derniers offrent une gestion sûre, efficace et fiable des systèmes, et qu’ils peuvent contribuer à diminuer les besoins de développement du réseau en exploitant chaque ressource de façon plus intelligente. Il est aujourd’hui moins reconnu que l’IA pourrait décupler leurs capacités.
Les défis
Le principal défi avec l’IA est qu’elle fonctionne comme une boîte noire. On ne sait souvent pas expliquer le raisonnement derrière la solution. Dans le cas d’AlphaFold, on ne connaît pas non plus le raisonnement, mais la solution (i.e., la structure 3D d’une protéine) offre une information. Libre à nous, ensuite de la vérifier. Au regard de la complexité des systèmes renouvelables et de leurs interdépendances, il est difficilement imaginable qu’un raisonnement simple permette d’en relever les défis. Ainsi, bien que notre confiance dans l’IA doive rester relative, comme l’impose d’ailleurs l’AI Act, la réglementation européenne qui encadre l’usage de l’IA en fonction de son niveau de risque pour assurer sécurité et respect des droits fondamentaux, son utilisation ouvre des perspectives nouvelles. Elle pourrait fournir des solutions innovantes pour dimensionner les systèmes énergétiques et optimiser le contrôle de leurs composants (e.g., stockage, chargements de véhicules électriques, consommation flexible, etc.) nécessaires à l’atteinte des objectifs 2050. Le problème est que les investissements en IA pour l’énergie sont aujourd’hui encore timides, se limitant à quelques projets spécifiques. Alors que l’on voit venir le caractère incontournable de l’IA pour exploiter au maximum le Smart Grid et Smart Metering, pourquoi laisser ce privilège aux géants de la tech ? La Suisse dispose de tous les atouts pour mener à bien cette transformation du secteur.
Mais bien sûr, comme souligné en début d’article, ces promesses s’accompagnent de défis importants, à commencer par l’empreinte énergétique de l’IA elle-même. L’entraînement et l’utilisation de ces modèles nécessitent une puissance de calcul élevée, entraînant une consommation énergétique et des émissions de CO2 significatives. Par exemple, une requête sur ChatGPT consomme dix fois plus d'électricité qu'une recherche Google, selon l'Agence Internationale de l'Energie. Cet impact soulève le risque d’un effet rebond, où les gains d’efficacité énergétique seraient compensés par une hausse de la demande. Ainsi, rendre l’IA plus éco-responsable semble indispensable pour préserver ses avantages potentiels face à ses impacts environnementaux. Cependant, il est aussi important de contextualiser ces enjeux : si son usage permet de réduire de 40% l’énergie nécessaire au refroidissement de certains datacenters de Google, des applications comme la génération de contenus pour les réseaux sociaux ou de publicités personnalisées, sont eux plus discutables. En ce sens, une analyse éco-responsable offrirait une opportunité de recentrer l’IA sur des usages stratégiques et durables.
Globalement, la transition énergétique en cours transforme notre paysage électrique. Dans un tel contexte, il est important d’apprendre à consommer de manière plus intelligente et optimiser nos ressources. C’est ici que les promesses de l’IA prennent toute leur importance. Bien que l’IA ne soit pas une solution miracle, elle apporte un souffle nouveau avec une analyse « datafactuelle », permettant une remise en question nécessaire pour penser les systèmes énergétiques de demain.
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