La face cachée des flux tendus

Pic d’activité à la centrale nucléaire de Gösgen (SO). Nous sommes le 12 novembre 2021 et d’importants réacteurs — sources de 15% de l’énergie du pays — viennent de s’arrêter inopinément. L’interruption se fait vite ressentir par Swissgrid, responsable national des circuits de transport d’électricité, qui mobilise aussitôt les ressources disponibles chez les gestionnaires de flexibilité en déclenchant certaines mesures de compensation appelées services systèmes. Le problème sera maîtrisé quelques heures plus tard, grâce à leurs manœuvres de rééquilibrage. En clair, des flux d’énergie seront activés ou redirigés, afin de compenser le manque et de prévenir les risques d’une aggravation de la situation.

C’est quoi les services systèmes, au juste ? Pour comprendre l’importance de cette face cachée du marché de l’énergie, remontons le fil de l’événement à Gösgen.

Des petites équipes d’experts en régulation des flux d’énergie, employées par les centaines de gestionnaires de réseau de distribution et de producteurs actifs dans le pays, sont aux aguets devant leurs écrans. Ils forment une toile nationale de régulateurs des flux d’électricité. Ce sont des ingénieurs ou des électriciens expérimentés, qui maîtrisent les enjeux techniques et de marché à une échelle macroscopique. Chaque jour, ils répondent, au plus faible coût, aux appels de mise à contribution centralisés par Swissgrid. L’arrêt soudain de la centrale nucléaire, un important manque pour la production du pays, a déclenché un processus complexe de gestion de l’énergie.

« Pour l’incident de Gösgen, les opérateurs de Swissgrid sont venus chercher une partie de l'énergie de remplacement dans nos centrales de production », se remémore Julien Voegtli.

Par l’accélération de turbines à l’engagement de batteries au pilotage de consommations flexibles, les gestionnaires de flexibilités effectuent une série de prestations pointues — les fameux services système — sur les parcs électriques (une dizaine de grosses centrales chez Romande Energie). « Nous n'agissons pas forcément sur notre parc électrique. Nous pouvons très bien agir chez les autres et réciproquement avec des agrégations de flexibilité décentralisées », précise l’expert. Pour l’arrêt soleurois, 22 MWh sont immédiatement fournis par Romande Energie à Swissgrid.

Ces réajustements sont le fruit d’un travail exigeant. La réactivité de ces mains de l’ombre en cas d’incident est au rendez-vous 24h/24, 7j/7. Les prestataires des services systèmes connaissent rarement les raisons exactes de leur mobilisation par Swissgrid. Dans le cas de Gösgen, de nombreux articles et communiqués ont permis pour une fois de rapidement en trouver la cause.

« Chaque fois qu’un incident d’envergure nationale survient, nous recevons des demandes d'énergie à la hausse ou à la baisse de Swissgrid, précise Julien Voegtli. On ne nous dit jamais qui est derrière l’appel, ni quelle est sa cause. Nous savons simplement qu’il y a un déséquilibre à compenser. »

Lorsqu’un problème de flux est identifié, d’autres flux sont adaptés ou redirigés, afin de contrebalancer la carence ou la surproduction en énergie. « La plupart du temps, l’ajustement est léger, détaille l’expert. Mais selon l’importance du déséquilibre, des moyens de plus en plus importants doivent être engagés. Un brusque changement de météo ou une panne d’une puissante centrale hydroélectrique peut mener à l’appel de tous les types de services de rééquilibrage. Il faut aller vite pour éviter que le système ne se dérègle. »

En cas de déséquilibre, Swissgrid dispose de trois moyens d’action :

1. Le primaire : Des installations en service mises partiellement à disposition de Swissgrid réagissent automatiquement à toute variation de fréquence du réseau pour ramener le système à la fréquence d’équilibre de 50 Hz. 
2. Le secondaire : Des installations sont mises à la disposition de Swissgrid, qui peut ensuite les piloter à distance à l’aide d’une consigne de puissance. 
3. Enfin, le tertiaire, qui consiste en des appels de quantités d’énergie délivrées à une puissance convenue à l’avance. Soit, le scénario de Gösgen.

« Pour demain, nous allons prévoir « la charge nette » que nous allons acheter sur le marché de gros du jour d’avant, c'est-à-dire la consommation prévisionnelle de nos clients moins toutes les productions prévisionnelles et les approvisionnement long terme dont nous disposons, détaille Julien Voegtli. Ces calculs se basent sur des variables comme le jour de la semaine, la température, l’ensoleillement, la production fatale des usines au fil de l’eau, la production flexible disponible. Si nous nous trompons en estimant la consommation ou la production, ou il peut y avoir un déséquilibre dans un sens ou dans l’autre. »

L’énergie destinée à compenser ces déséquilibres s’appelle l’énergie d’ajustement et son prix est beaucoup plus variable que l’énergie destinée à l’approvisionnement de base des clients. Une grande attention est donc mise à la réactualisation des prévisions et au suivi en direct. « Avec la part grandissante des énergies renouvelables qui sont intermittentes et variables par nature, cela devient un travail très exigent », ajoute le spécialiste.

La transformation du marché de l’énergie amène ainsi son lot de nouveaux défis : « Toutes les fins de semaine estivales, le schéma se répète, confie Julien Voegtli. Il y a peu de consommation en raison des activités de loisirs, moins énergivores et des industries à l’arrêt et comme les moyens de stockage de l’électricité manquent, le solaire et l’éolien créent une surproduction temporaire.  Cela pose beaucoup de problèmes de stabilité du réseau. À ce moment, les prix de l’énergie d’ajustement commencent à baisser et peuvent devenir négatifs. Les producteurs se retrouvent à devoir payer les gros clients consommateurs pour qu'ils absorbent cette énergie. Et à l’inverse, une vague de froid mal anticipée peu créer une envolée des prix de l’énergie d’ajustement ».

L’ajustement est par ailleurs le maître mot dans les coulisses des services systèmes, où manœuvrent de véritables funambules du réseau électrique. La mission qui repose sur leurs épaules est d’une envergure aussi incontestable que méconnue : assurer la stabilité d’un système dans un marché intrinsèquement instable.

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